Le chaman esquimau, l’angakok, désigne son successeur parmi les garçons de 6 à 8 ans. Seules certaines âmes spécialement douées, des rêveurs, des visionnaires à dispositions hystériques, peuvent être choisies. L’enseignement a lieu dans la montagne, l’initié se retire au bord d’un lac, et frotte une pierre sur une autre. Alors, le Grand Esprit Torngasoak apparaît sous la forme d’un énorme ours blanc et dévore l’apprenti. “Mais tu retrouveras ta chair, tu te réveilleras et tes vêtements voleront vers toi.” Cette expérience rituelle de la mort et de la résurrection fait du garçon un chaman. Ses capacités extatiques lui permettent d’entreprendre n’importe quel voyage ‘en esprit’, dans n’importe quelle région cosmique. Avec l’aide des esprits auxiliaires, il atteint la Lune ou pénètre dans les entrailles de l’océan. Lorsque le village est menacé de famine, le chaman descend auprès de Takanakapsaluk, la Mère du Phoque. Il lui demande son aide, et la déesse lui répond dans le langage des esprits : “Les secrètes fausses couches des femmes et les violations des tabous en mangeant la viande bouillie, ont barré la route des animaux !” Le chaman doit tout mettre en oeuvre pour apaiser la déesse et celle-ci finit par ouvrir l’étang et laisser libres les animaux.
Le récit du voyage spirituel de l’angakok est imprégné de la culture arctique, on rencontre les figures de l’ours blanc et du phoque. Pourtant, la mort rituelle, la transe extatique, et le vol magique, sont des pratiques que l’on retrouve dans les traditions chamaniques des ‘medecine- men’ australiens, des Bouriates de Sibérie, et des Indiens d’Amérique. Ces racines communes, malgré l’isolement de ces tribus, nous laissent penser qu’il existe une croyance partagée par l’Homme, si profondément ancrée dans notre inconscient qu’elle remonte aux origines de l’Histoire. On a trouvé dans les grottes de Lascaux, une représentation graphique de l’esprit protecteur et de l’extase mystique. Cette découverte situe les plus anciennes formes de chamanisme aux environs de 25 000 ans avant J-C. L’Eglise elle-même, a détourné un certain nombre de croyances païennes pour les intégrer à son dogme. Le baptême, par exemple, est encore pratiqué dans une rivière par les Mormons. La sorcellerie a fait survivre en Europe ces cultes de la Nature, tout en les teintant d’une dimension diabolique. Le courant New Age qui a connu un pic de popularité entre les années 1960 et 1980, a opéré un retour à la terre et a donné un nouvel éclairage à ces spiritualités primitives, que l’on regroupe aujourd’hui sous l’étiquette du néopaganisme.
Ryan McGinley est né aux États-Unis dans les années 1970. Les photographies qu’il prend au cours de ‘roadtrips’ mettent en scène la nudité de ses jeunes modèles, généralement artistes comme lui, dans des paysages naturels. Les clichés sont pris à l’aube ou au crépuscule, lorsque le soleil sature le ciel de couleurs vives. Ryan McGinley réveille sa tribu avant l’aurore et les guide jusqu’au site où il exercera son art : un arbre creux, un lac bordé de nénuphars, ou une caverne. La civilisation est évoquée par les ruines que les jeunes corps escaladent comme des obstacles pour contempler la nature et se jeter dans les airs. Ces images sont très évocatrices.
On entend un hymne à la jeunesse et à la liberté – peut-être une métaphore de l’Amérique. On a imaginé un paradis perdu, un tableau de l’Eden. Pourtant l’oeuvre de Ryan McGinley tonne d’une voix sauvage et féroce, comme ces photos de studios où les modèles, nus et marqués de griffures, posent en corps-à-corps avec un coyote, un singe ou un rapace. Il émane une présence sacrée de ses paysages oniriques, mais elle relève d’avantage du mysticisme primitif que de la pensée chrétienne. On retrouve ainsi dans ses photographies les représentations de la mort rituelle, de la transe extatique, et du vol magique aux origines du chamanisme.
Ryan McGinley réalise en 2009 une série de clichés dans des cavernes baignées d’une lumière irréelle. Certains personnages cherchent leur chemin vers la surface, d’autres, pour toujours perdus, semblent habiter les lieux. Repliés sur eux-mêmes, dans un état d’attente, on les imagine se livrer à une introspection. L’allégorie de la caverne, depuis Platon, a plusieurs résonances en philosophie comme en psychologie. Bachelard dit “la grotte est un refuge dont on rêve sans fin. Elle donne un sens immédiat au rêve d’un repos tranquille, d’un repos protégé”. La caverne représente la mort et les enfers, c’est le domaine d’Hadès et des divinités chthoniennes. Tel Orphée, le chaman indien descend aux Enfers pour ramener l’âme des malades, il emprunte un itinéraire souterrain parsemé d’embûches dont il tire un récit épique. Le voyage initiatique du Samoyède de Sibérie l’amène à traverser par l’esprit plusieurs mers, sommets, cavernes et déserts. Lorsque le chaman se réveille dans la yourte, près des siens, les esprits lui ont enseigné tous les secrets de la guérison. L’expérience est toujours la même : pour apprendre la guérison, le chaman doit comprendre la maladie et passer par l’épreuve de la mort. Le récit de l’angakok esquimau nous rappelle que l’initiation du chaman commence par une mort rituelle. Celle ci a lieu dans la montagne, loin de la tribu. En Colombie britannique, l’apprenti chaman construit une cabane de sudation au cœur de la forêt, dans laquelle il passera ses nuits, jusqu’à ce que son esprit protecteur lui apparaisse en rêve. A son retour au village, il aura tout oublié de sa vie d’avant.
Certaines photographies de Ryan McGinley, prises à la tombée de la nuit, surprennent ses sujets dans d’étranges cérémonies, éclairées à la lumière d’un feu de joie ou animées par un feu d’artifice. Les silhouettes dynamiques se contorsionnent et dansent tels des diables. On pense au sabbat des sorcières, ces réunions nocturnes en rase campagne dédiées au démon, durant lesquelles les pauvres âmes se gavaient de mets délicieux et copulaient hystériquement avec des boucs. Les Indiens d’Amérique membres de la “Ghost Dance Religion” dansaient en rond près des feux, plusieurs jours consécutifs, jusqu’à atteindre un état de transe pendant lequel ils voyaient les morts et conversaient avec eux. Dans une photo de 2013, “William” danse nu autour d’un feu. Son corps est avachi, Il transpire sous l’effort. Il est reconnu que l’expérience de la chaleur et du froid favorise l’extase. L’angakok esquimau officie dans une nudité rituelle, malgré le froid polaire. On mystifie la chaleur interne du chaman, le feu étant l’attribut des magiciens. A Sumatra, dans l’archipel indonésien, les sorciers boivent de l’eau salée ou pimentée. Ailleurs on boit du jus de tabac, ou de l’essence de cactus. L’intoxication du chaman le relie, au moins de manière symbolique, à la mort. La musique New Age des années 1960, planante et expérimentale, portait elle aussi son public dans un état de transe ; la drogue n’était jamais loin. Dans ses ‘grid compositions’, Ryan McGinley aligne les portraits de jeunes gens photographiés dans l’audience d’un concert. On retrouve dans l’expression de leurs visages extasiés, sous les lumières psychédéliques de la scène, l’atmosphère vibrante et l’esprit de communion des années Woodstock.
Le vol est une image qui traverse l’œuvre de McGinley, c’est un symbole de liberté, et un rêve partagé par tous les Hommes. Au large de la Nouvelle-Calédonie, le mystique se transforme en faucon pour se rapprocher des esprits. Il construit une loge dans la forêt, se garnit les bras de plumes et met le feu à sa hutte. La fumée et les flammes le soulèvent dans l’air, et il vole comme un oiseau vers l’endroit où il veut aller.
Le vol symbolise le voyage de l’âme par la sortie du corps, c’est-à-dire la mort qui seule peut transformer les hommes en oiseaux. La photographie “Parakeets” de 2012 représente une jeune fille les bras écartées, emportée par un envol de perruches. Les corps sont soufflés comme des brindilles à travers les nuages, ou emportés par une tempête. On trouve également diverses représentations de la chute, à laquelle on serait tenté de donner une interprétation biblique. Au Moyen Âge, les sorcières de nos campagnes s’envolaient par la cheminée de leur maison. Certaines compositions associent le vol à la fumée. C’est aussi le sfumato que l’on devine à la surface de ses photos, une technique de peinture qui produit, par la superposition de plusieurs couches délicates, un effet vaporeux pour donner au sujet des contours imprécis. Nous sommes toujours dans le domaine des rêves et de ses interprétations.
On pourrait trouver dans d’autres photos la représentation de l’arbre cosmique qui porte la vie dans ses branches. Les feux d’artifices laissent planer dans l’air des résidus incandescents comme des feux follets. Les interprétations sont sans fin. Une vidéo réalisée en 2010 avec l’actrice androgyne Tilda Swinton fait le récit d’un parcours initiatique. Tous les codes du mysticisme sont réunis : le voyage, la découverte d’une ruine, l’épreuve du passage étroit, la traversée de la caverne, la renaissance figurée notamment par la nouvelle robe, et le baptême au soleil couchant. Pourquoi tant de mysères ? Le New Age, syncrétique et éclectique, a contribué à brouiller les signes religieux traditionnels en développant une spiritualité sans règles ni contours bien définis. En abolissant les frontières entre le profane et le sacré, le New Age a intégré les représentations de la spiritualité à la culture populaire. On trouve l’arbre cosmique sur des posters peints à l’aérographe, des pièges à rêve dans toutes les chambres. Ryan McGinley intègre dans son travail les images d’une spiritualité post-moderne, composite, digérée par le New Age et la culture populaire. Le sacré s’exprime dans un geste évocateur, une pose. C’est une expérience personnelle et ressentie, une spiritualité sans mythe.
Texte Raphaël Anthony William