Interview Filep Motwary
Photography Jorge Perez Ortiz
Styling Paul Maximilian Schlosser
All clothes Lanvin • Fall Winter 2020
Grooming Gloria Rico using Shuuemura
Retouch Eduardo Mota
Models
Cesar • 5th Management
Eddy Mensah Gabriel • Wekafore
Kam • Blare Management
Michele • MadModel
Soribah • 5th Management
Cela fait un peu plus d’un an maintenant que Bruno Sialelli a fait irruption dans le monde parisien de la monde en devenant le nouveau directeur artistique de Lanvin. Il n’était alors que très peu connu dans le milieu. Bruno Sialelli, le quatrième créateur à passer la porte de la maison de mode parisienne en autant d’années, relève très certainement un de ses plus grands défis à ce jour, tentant de réussir avec une vision rajeunie là où ses prédécesseurs – Jarrar, Lapidus et Ossendrijver – avaient échoué. Sialelli qui a officié chez Balenciaga, Acne, Paco Rabanne et LOEWE, souhaite prendre une direction ambitieuse en libérant la mode pour femme et pour homme des codes bourgeois français. En plein milieu d’un second confinement, à Paris comme à Athènes, et à quelques jours de la présentation Lanvin PE2021 à Shanghai, nous échangeons lors d’un appel organisé par son équipe sur la plateforme Zoom.
FilepMotwary : Bonjour Bruno.
BrunoSialleli : Je suis désolé du retard. Je suis très content de pouvoir te rencontrer.
Moi aussi ! Je tenais à te féliciter pour ton travail! Si cela ne te dérange pas je voulais commencer par te demander comment le Covid-19 oblige le monde de la mode à envisager un nouveau départ. Comment as tu réagis avec Lanvin à cet état d’urgence et qu’as tu appris de cette expérience ? Nous avons du apprendre, comme tout le monde, à nous adapter aux règles qui sont entrées en vigueur au printemps dernier, et trouver une façon d’échanger d’un point de vue créatif avec notre équipe studio et surtout avec les propriétaires de la maison Lanvin. C’était vraiment le point de départ de notre processus. Je n’ai pas vu mes patrons depuis bientôt un an maintenant, car ils sont en Chine, alors cela nécessite de nombreux ajustements pour nous adapter à cet état d’urgence afin de pouvoir garder une trace de tout ce qui se passe. Ta question concernait-elle plus précisément la partie créative et le processus créatif en lui-même ?
Cela aussi oui, mais je voulais aussi dire que malgré le confinement, tu dois quand même travailler, parce que la mode ne s’arrête pas et que tu dois réaliser ces collections, penser et créer ta prochaine merveilleuse saison et faire en sorte que tu puisses vendre ta prochaine saison, n’est-ce-pas? Arrives-tu à rester pragmatique ? Ce n’est pas simple ! Malgré tout, toutes ces personnes créatives, ces créateurs, directeurs artistiques et bien d’autres sont probablement déjà habitués à savoir se remettre en question. Nous faisons avec la situation qui nous est présentée et la réinventons, donc forcément cela engendre de nombreuses difficultés, surtout techniques, du fait que nous soyons plus isolés etc. Ce nouveau processus est assez amusant car lorsque nous sommes confinés à la maison, avec les restrictions imposées par le gouvernement qui nous empêchent d’avoir une vie sociale substantielle ou plus épanouie, cela nous oblige à trouver une porte de sortie en nous plongeant dans le travail – il y a véritablement un fort besoin créatif associé. Vous êtes obligés de vous nourrir de ce qui est autour de vous, dans votre appartement, le lieu où vous vous trouvez. Il n’y a plus d’expos, de concerts, de fêtes et vous ne rencontrez pas de nouvelles personnes. C’est l’occasion d’inventer de nouvelles histoires inspirées de ce qui vous entoure. Je le vois comme un exercise. Avec le confinement vous découvrez que vous avez des moments précis pour rechercher, digérer vos collections, rassembler l’iconographie…Je dirais que le premier confinement qui a eu lieu le printemps dernier a été plutôt productif pour moi. Il y avait un sentiment d’urgence différent.
Comment ça ? En fait l’urgence liée au processus de création, à la définition des créations, le temps que ça prend pour les améliorer…oui j’imagine qu’il y a ce côté là aussi (rires). Et je pense aussi que l’attente principale de ce point de vue là c’est de voir comment le créateur et la maison de couture peuvent anticiper le futur proche? Cette question a déjà été posée assez en amont.
Je pense que certaines marques et directeurs artistiques ou créateurs sont en train de traiter ce qui c’est passé d’un point de vue politique et peut-être allons-nous sentir le poids de cette actualité voir même un certain constat alarmiste envers la société. Cela nous a paru assez naturel avec Lanvin de proposer une solution qui soit une échappatoire, un moyen de rester optimiste vis à vis du futur.
Si vous regardez les cycles du passé, dans l’histoire de la mode, vous voyez rapidement comment les crises et les guerres qui se sont succédées, ont représenté des opportunités de s’exprimer créativement mais aussi pour l’économie de prospérer. C’est un moment dans lequel nous pouvons vraiment apprendre du passé en regardant les modes du passé!
C’est assez curieux, nous parlons depuis près de dix minutes et tu n’as pas encore mentionné le côté personnel. Tu n’as parlé que de ton travail et comment cela a été affecté par le Covid. Bien sûr c’était ma question mais je me demande à quel niveau – car c’est le second confinement que tu vis à Paris, n’est-ce-pas ? – cela t’a affecté personnellement ? Je n’habite pas dans le plus grand appartement parisien, je vis plus modestement entouré de livres et de DVD. J’ai un chien, j’habite avec mon petit ami et nous travaillons également ensemble. Nous pouvons apercevoir des signes de vie rien qu’en regardant ce que font nos voisins, n’est-ce-pas? Finalement nous étions assez heureux d’avoir la chance de faire des choses que nous n’avions pas le temps de faire auparavant. Tu sais je ne m’ennuie que rarement, depuis que je suis enfant je vis assez bien avec l’ennui. C’est une source de créativité. À l’époque, ma génération n’avait pas tous ces écrans pour jouer. Au contraire mes étés paraissaient sans fin, que ce soit en compagnie de mes parents ou tout seul. Je me distrais assez facilement et depuis le début je fais en sorte de pouvoir profiter pleinement du confinement J’ai consommé tellement de culture en choisissant les livres que je voulais lire ou les films à regarder tout en travaillant sur la collection actuelle.
Bruno, ton nom est italien mais ton accent est français – forcément je suis un peu surpris. (rires) J’en parlais hier avec Thierry, notre directeur de la communication, du fait que les gens pensent que je suis un créateur italien, que je viens d’Italie et que ma langue maternelle est l’italien. Je reçois même des messages en italien! La vérité c’est que je ne parle pas un mot d’italien. Mon nom est d’origine corse, car mon père vient de Corse. C’est un nom très français en fait. Ma mère est tunisienne et parle arabe. Je suis né à Marseille et j’ai grandi dans le sud de la France, donc mes origines sont mixtes. Mais en fait je suis un peu blond avec des yeux clairs et je me rappelle que ma grand-mère parlait effectivement mieux arabe que français.
Et voila nous avons percé le mystère. Merci pour ces explications. Je voulais savoir quelle était ta vision de la mode avant d’entrer dans ce monde. Je pense que la mode est partout, chaque être humain peut être une source d’inspiration pour la mode! Si vous avez ce…comment dire, ce regard créatif, vous pouvez créer une histoire autour de tout le monde, chaque personne, si vous prenez le temps d’écouter l’histoire de leur vie, il y a des moments sombres, d’autres plus légers, il y a de tout et c’est jamais inintéressant. Il n’y pas de hiérarchie pour moi dans la façon dont on peut être inspiré, que ce soit par un voisin, une femme de ménage ou une femme, un homme ou autre qui vous subjugue à une soirée.
J’étais un enfant très curieux – un peu trop même en fait – au point d’en être épuisant. Je posais beaucoup de questions et je voulais vraiment comprendre la vie des adultes. J’ai grandi dans un immeuble construit par Le Corbusier à Marseille, mes parents avaient acheté l’appartement l’année précédant ma naissance. Mon enfance est liée à ce monument d’architecture très intéressant et je suis allé à l’École Nationale Supérieure Maritime et regardais le monde depuis le 8ème étage.
Quelle importance cela a-t’il eu pour toi par la suite ? À l’époque c’était un lieu très particulier – je veux dire par là que les familles qui avaient décidé d’y vivre et d’y élever leurs enfants venaient d’un certain milieu, beaucoup étaient des psychologues ou architectes. Bien sûr il y avait plus de familles de gauche et cela ressemblait à une véritable communauté. Je pense que cette époque à influencé mon regard parce que j’étais entouré de plein de gens très particuliers, tous très cultivés. C’est grâce à eux que je me suis tourné vers le monde de la mode et du cinéma. Ma mère aimait être élégante et je prenais plaisir à observer ses choix vestimentaires. Pendant mon adolescence quelqu’un m’a proposé de faire un stage à l’Opéra de Marseille, dans l’atelier de création de costumes. J’ai adoré cette expérience. Je n’avais jamais ne serait-ce que cousu un bouton et j’étais soudainement dans un contexte où je pouvais comprendre la beauté des matériaux, des silhouettes. Vers l’âge de 15-16 ans j’ai décidé d’y faire un apprentissage et j’y suis resté près de 3 ans, à travailler sur des productions très variées, certaines disons plus contemporaines, d’autres étaient des opéras classiques avec des costumes plus traditionnels, des ballets….C’était comme travailler dans la haute-couture. J’ai enchainé avec un stage chez Christian Lacroix.
Ah Lacroix, le maître de l’Opéra. C’est un bon ami ! Oui, pour un garçon du sud de la France comme moi, Christian Lacroix a été une révélation, c’était le créateur qui a réussi à parler à toute la France, pas seulement Paris. Je ne sais pas comment l’exprimer – son style était plus large, plus riche que les autres. C’était une période intéressante pour moi, de travailler dans son atelier avec les “petites mains”, refaire les ourlets pendant trois jours de suite – comme c’est le cas dans la haute-couture bien sûr – cela peut sembler long, mais c’est comme cela que les choses se font dans ce monde! J’aurais pu faire de la broderie, qui sait, seulement parce que j’aime prendre le temps de faire les choses. À 18 ans je me suis inscris dans une école de mode à Paris, je suis monté à la capitale dans le but de tout découvrir, le monde, ma sexualité, mon monde à moi!
Bruno, vous avez une grande expérience dans la création pour d’autres marques que la votre. Je me demande à quel point cela peut être facile ou non de changer d’habits avec chaque nouvelle mission. Quel défi représente chaque nouvelle transition ? Pour certaines marques c’était plus facile que d’autres. Quand j’étais étudiant j’étais obsédé par Balenciaga et le travail de Nicolas Ghesquière. Je voulais en faire partie, comprendre comment cela fonctionnait et j’ai finalement eu cette chance. Lorsque tu es un jeune étudiant, il est important d’être concentré sur ce qui t’obsède et de poursuivre ce chemin. C’était clair dans mon travail à l’école que j’adorais ce que faisaient Prada et Comme Des Garçons et j’imagine que c’était également le cas des autres étudiants à l’époque. Il faut le vivre comme si tu en faisais vraiment partie et cela te permet de te trouver, savoir qui tu es vraiment! Quand j’étais en stage chez Balenciaga, je devais constamment faire mes preuves, ce que j’ai fait en contribuant à la plateforme créative de la marque, au même endroit où le reste de l’équipe devait également ajouter ses propres contributions. Chaque contribution devait apporter une touche personnelle et c’est comme cela que j’ai finalement obtenu le poste. J’étais ce créateur vraiment focalisé sur cette approche tridimensionnelle et j’assistais Natasha Ramsay. Elle était en charge du studio et de toute la création. Elle me transmettait le champ lexical de la saison, accompagné de quelques références et je devais développer les idées les unes après les autres, préparer les esquisses et tout ça… C’était en 2010, juste au moment où Balenciaga allait être adoubée aussi bien par l’intelligentsia que par une communauté plus élargie. Je suis arrivé au moment où le studio commençait à devenir nettement plus important, avec une armée de créateurs. Il me semble que juste avant mon arrivée, la saison précédente, il n’y avait qu’une petite équipe, c’était comme une petite famille en fait. C’était une expérience merveilleuse chez Balenciaga. Puis je suis arrivé chez Acne, où j’ai travaillé pendant deux ans dans un cadre totalement différent et une exposition tout autre. J’étais vraiment excité à l’idée de travailler pour une maison, une marque qui vend beaucoup. Comme j’étais un créateur de prêt-à-porter, c’était vraiment intéressant de comprendre comment chez une marque le merchandising peut-être en amont du travail de l’équipe de création studio et voir tout ce qui passe entre les deux. Chez Acne j’ai bien sûr eu l’opportunité de créer des choses très passionnantes, mais c’était, disons, un tout autre type de client. Je pense avoir eu cette chance d’être appelé par des maisons qui m’ont donné cette liberté de proposer des choses personnelles. Je n’ai jamais créé de façon fluide, je n’ai jamais fait du sur-mesure ou été un créateur tourné vers l’extérieur. J’ai toujours eu l’opportunité de proposer des choses différentes et de pouvoir les développer, et c’était souvent le cas même si à d’autres moments cela pouvait aussi être des choses qui sont très éloignées de mes goûts personnels. Je m’entendais très bien avec le directeur artistique d’Acne – également propriétaire de la marque – ce qui était aussi quelque chose de nouveau à intégrer. J’étais assez jeune à l’époque et tout était nouveau pour moi. Les défis étaient différents des objectifs. Comme de vivre au Suède, de se retrouver à Stockholm en plein milieu de l’hiver, toute cette vie était assez….
…différente! Tu es en plein dedans, avec une toute nouvelle vision des choses ! Oui ! C’était intéressant d’observer les gens et comment leurs vies sont totalement liées aux saisons. Les saisons y sont tellement dominantes. Quand tu vis à Paris ou dans une des capitales de la mode comme Paris, Milan les saisons évoluent certes mais ne sont pas aussi dominantes. Et je pense que c’est pour ça qu’il y a des capitales de la mode, parce qu’il y a des vrais hivers, des vrais étés et je pense que c’est pour cela que le business de la mode s’est vraiment épanoui à Paris, Londres ou Milan – simplement du fait qu’on ait ce type de saisons.
Une ville dans laquelle c’est soit l’été soit l’hiver, ne peut pas vraiment devenir une capitale de la mode. Stockholm est vraiment marquée par cet était d’esprit et c’était très intéressant d’y vivre et de voir les suédois accoutumés à un lieu où tout le monde est déprimé pendant l’hiver, prend du poids, se met en couple, reste à la maison et ne fait rien. Alors qu’en été les couples se séparent, les gens prennent soin de leur corps et font la fête tout le temps (rires); c’était un mode de vie assez schizophrène quelque part.
Mais c’est aussi un endroit où j’ai appris à être moi-même et j’en suis reconnaissant. Puis j’ai travaillé chez Paco Rabanne mais seulement pour une saison. C’était une petite mission que j’ai acceptée en rentrant à Paris. Puis j’ai rencontré Jonathan Anderson. LOEWE représentait cette opportunité de tout voir. Je n’avais encore jamais fait de vêtements pour homme avant de le rencontrer et je pense que ce qui l’a attiré dans mon profil c’est la diversité de mon portfolio et le fait que je pouvais faire de nombreuses choses, que je ne m’étais pas enfermé dans une catégorie. Il souhaitait définir un nouveau type de masculinité, car la nouvelle masculinité selon JW Anderson est quelque chose de très éditorialisée avec une lettre d’intention claire et il voulait traduire cela tout en introduisait quelque chose de plus universel mais aussi plus luxueux.
Il y avait ainsi une approche très subtile à trouver et explorer. Comme je l’ai mentionné, je n’avais jamais encore laissé exprimer ma créativité sur le corps ou le vestiaire d’un homme.
Jusqu’alors je n’avais pas pu comprendre comment cela était lié à ma vie professionnelle et cela m’a permis d’y aller sans retenue et d’ouvrir de nouvelles possibilités pour un nouveau genre. L’ADN que Jonathan souhaitait créer et transmettre semblait également en accord avec ma propre histoire. Ce projet semblait en harmonie parfaite avec mes goûts professionnels.
Oui, tu comprenais le language. Je me demandais Bruno, quelle était ta première reflexion lorsqu’on t’a proposé de prendre les rênes chez Lanvin ? Instinctivement il y a des maisons dans lesquelles je ne pouvais ou je ne peux pas vraiment me voir. Parfois il s’agit de dresser une liste de ses capacités et ce que vous voulez faire ou ne pas faire. Pour Lanvin cela m’a semblé être une nouvelle étape tout à fait naturelle. Lorsque j’ai reçu l’offre, j’ai eu besoin de très peu de temps pour me décider. Je m’étais fait une idée de la maison bien plus petite que ce que j’ai découvert par la suite en y travaillant ! La direction artistique n’était pas une option à l’époque et je recevais d’autres offres intéressantes pour des postes de directeur artistique/créateur. C’est la première fois que je recevais une telle offre et je l’ai reçue d’un chasseur de tête que j’ai eu l’occasion de croiser à plusieurs reprises par le passé. Elle pensait que je convenais parfaitement pour le poste. Mon arrivée chez Lanvin a été une révélation. J’ai découvert la richesse de la maison, toutes les possibilités. Ce type de maison avec un patrimoine qui couvre plus de 100 ans d’histoire, plus tu penses avoir fait le tour plus tu es surpris.
Justement, je voulais te demander, votre approche chez Lanvin a été moins fatale qu’avec Alber Elbaz ou dramatique qu’avec Montana ou autres. À quel point est-ce difficile pour une maison d’emprunter une nouvelle direction à chaque fois, avec un nouveau directeur de créations? Et est-ce réaliste de penser pouvoir conserver la clientèle existante de Lanvin. Rien n’est facile. Ce n’est ni facile ni difficile. Tu as mentionné Alber et Claude Montana – mais il y a eu aussi Castillo – chacun d’eux aura marqué une époque dans la vie de la maison. Dans les années 70, Lanvin avait ce côté très libre et bohémien. La femme était très sensuelle et érotique, ce qui n’était pas le cas avec Alber ou Claude Montana. Claude Montana aura eu un gros effet en terme d’émancipation. Je pense que ce que j’ai remarqué chez Lanvin est le fait que c’est une maison qui a réussi à trouver le contexte dans le moment. Ce n’est pas une maison qui anticipe le futur avec anxiété, si tu vois ce que je veux dire. Lorsque j’étais chez Balenciaga, les principales valeurs de Nicolas étaient liées à l’esthétique du futur et seulement du futur. Vous devez toujours apporter de la modernité que ce soit des nouveaux tissus ou de nouvelles coupes, et c’était ce dont il s’agissait et le travail qu’ils font aujourd’hui tournent toujours autour de cela. À mes yeux, Lanvin a toujours été dans “le moment présent” depuis sa création, informant sur ce qui se passe dans “le moment présent” et inspirée par “le moment présent”. Cela a toujours été un échange avec le temps présent et cela marche bien car il n’y a pas trop de pression à fonctionner ainsi. Il s’agit plus d’un univers, d’un sentiment, d’une émotion. Je pense que chaque directeur artistique chez Lanvin, en marge de sa contribution plus personnelle, aura cherché à exprimer ses propres obsessions et désirs, sa propre esthétique au sein de cette plateforme et période. Chacun a exploré – chez Lanvin – ce que Lanvin représentait, que ce soit une référence ou quelque chose de plus personnel. C’est la seule façon de se trouver, d’être authentique et de consolider les choses qui vous représentent.
J’ai l’impression que j’ai fait cela très tôt, en regardant la fondatrice Mme Jeanne Lanvin qui était très influente dans le monde de la mode, pendant la période art déco par exemple, c’était une période pendant laquelle la maison est devenue une des maisons incontournables du paysage de la mode à Paris. Et encore une fois, c’est à un moment où la maison était en train de re-définir le style de vie d’un public qui était dans l’entre-deux-guerres et elle l’a saisi et c’est ce que j’essaie de faire également.
Je voudrais maintenant me concentrer sur la collection printemps/été21 que tu as dévoilée il y a quelques jours. Elle s’ouvre sur des tenues qui sont…qui nous ramènent à l’héritage Lanvin. C’était ton quatrième défilé pour la femme et tu l’as présenté comme une fusion entre la culture chinoise et française, comme un dialogue. Il y avait cette douceur et peut-être espièglerie, par opposition à la collection hiver qui était bien plus dure. Quel était le mood board pour cette collection ? Depuis le défilé de février dernier, j’ai compris qu’il était important d’exprimer d’une façon ou d’une autre la conversation que j’ai eu avec le fondateur de Lanvin et de permettre d’avoir cet espace pour appliquer notre travail de manière officielle. Dans mes premières collections, il y avait de nombreuses références qui tournaient autour de l’ADN de la maison et j’ai réalisé le manque de connaissance du public pour cet aspect. Je pensais que les gens verraient ou comprendraient que certaines choses correspondaient à Lanvin. Par example sur le premier défilé nous avons travaillé autour d’un thème médiéval, le moyen-âge…qui a une grande place dans l’iconographie de Jeanne Lanvin. Dans le défilé de la saison dernière je voulais vraiment parler du fait que je connais la maison dans laquelle je suis, tout en livrant une lecture personnelle de ce que représente la maison à mes yeux et ce sur quoi a été construit la Maison Lanvin. Le défilé SS21 apporte la réponse en ce sens pour moi. Et lorsque nous avons décidé d’organiser le défilé à Shanghaï, nous étions en plein confinement, c’était en avril dernier. C’était un processus assez long de définir ce que serait le contexte; je n’avais pas de réponse encore à l’époque et j’ai soufflé aux propriétaires “Pourquoi n’organiserions-nous pas le défilé à Shanghaï, puisque vous n’avez presque plus de cas de COVID et que la vie reprend doucement son cours?”.
Je voulais faire une collection qui parle des tenues pour une certaine occasion. Bien sûr il n’y a plus beaucoup de lieux où l’on porte des robes traditionnelles alors j’ai poussé pour que le défilé se fasse à Shanghaï et que la collection soit tournée vers le public qui aurait la possibilité de s’y retrouver, comme nous l’avions fait par le passé. L’inspiration est venue de l’entre-deux-guerres et principalement le mouvement art déco qui a nourri la culture parisienne grâce notamment à Jeanne Lanvin et qui représente cette période pendant laquelle la maison s’est imposée. J’aime pouvoir réinterpréter cela même 100 ans plus tard en espérant que nous voyons bientôt la fin de la crise. Pour le moment il semble que tout ce soit de nouveau arrêté, tout est encore chamboulé et je voulais faire référence à cela, dire c’est ok, il y a un après quelque part, restons optimistes!
Pour le cadre général, en explorant l’art déco dans la collection, j’ai réalisé à quel point c’était inspiré des pays de l’Asie de l’est et de leur artisanat. Je me suis plongé dans le travail de Georges Lepape, qui était suisse et français et un des artistes majeurs du mouvement art déco. La plupart de son travail était inspiré de l’Asie.
Je voulais parler de cette association, au sens plus créatif et non politique. Je ne voulais pas du tout que ce soit politique, et ce n’est pas possible de faire des défilés engagés de cette façon de toute façon, à Shanghaï, c’est interdit.
Donc après quatre saisons, si je te demandais de définir la femme Lanvin, que dirais-tu ? Je pense qu’elle est cinématographique, elle est au fait des choses, cultivée, instruite. C’est de cette façon qu’il faut la voir afin de comprendre ce qu’elle porte et la raison pour laquelle certaines choses ont été faites d’une certaine façon ou non. Je pense qu’elle…n’est pas française, ni parisienne. Lanvin transmet un message universel, avec une vision globale du monde, qui correspond à la façon dont nous vivons aujourd’hui. Il y a cette idée d’élégance chez Lanvin, aussi bien pour la femme que pour l’homme . Je m’adresse aux gens qui aimeraient acheter du Lanvin en découvrant du Lanvin. Celle ou celui qui s’habille en Lanvin veut en quelque sorte être la représentation de ses aspirations, de ses rêves. C’est un peu lié à mon enfance quand j’essayais de comprendre comment je devais m’habiller et renvoyer un message. Je pense que c’est très tourné vers le caractère, nous parlons beaucoup d’acteurs, pas pour les acteurs en eux-mêmes, mais pour les rôles qu’ils interprètent. Je pense qu’il s’agit vraiment de cela, de se projeter dans cette idée d’une personne que l’on souhaite devenir, d’une version sublimée de soi-même ou d’un fantasme, mais qui aurait forcément des liens avec la réalité.
À ce sujet, je voulais te poser une dernière question pour aujourd’hui – et c’est un brin philosophique. Alors que la silhouette est explorée sans relâche et que nous la ré-explorons continuellement, pourquoi avons-nous besoin de changer, exagérer puisque que de toute façon les habits tomberont à un moment ou à un autre ? Pour moi, c’est comme si tu me demandais pourquoi j’habille les gens. Je ne sais pas s’il y a une réponse à cela. Je pense qu’il y a forcément un lien avec le côté social ou des raisons politiques. Chaque créateur le fait à sa façon. Lorsque je vois le défilé Comme des Garçons, la femme devient très artistique, c’est comme une destruction du corps. Et je ne sais pas si je pourrais apporter une réponse à cette question, mais cela dépend de votre ambition – voulez-vous flatter la personne, la sublimer, la rendre plus désirable, forte, douce? Cherchez cette force autour de la douceur et de cette façon, petit à petit, ces émotions deviendront une silhouette qui pourra répondre à cette question. Cela pourrait devenir votre palette de couleurs. La silhouette fait partie de votre palette de couleurs lorsque vous lui racontez l’histoire. Vous pouvez comparer cela à une peinture, avec les différentes couches et textures qui transmettent votre emotion. Et cette silhouette en fait partie. Je ne veux pas apporter une réponse de façon préhistorique comme où positionner le poids de la silhouette? Lorsque vous regardez le travail de quelqu’un comme Alaia, le corps est très présent. J’ai vu des défilés au Palais Galliera et c’était très intéressant de voir qu’ils mettaient toutes les tenues soignées sur des mannequins en métal et les habits ressemblaient à des peaux de serpent sans le serpent. Et vous comprenez comment Alaia exprime cette idée de seconde peau et de flatter le corps. Vous comprenez à quel point le vêtement n’est pas important quand il n’est pas porté. C’est une robe à deux dimensions, qui n’est rien sans le corps…