La dernière fois que j’ai croisé Michèle Lamy, c’était en janvier dernier, dans les coulisses du défilé homme de Rick Owens pour la collection Automne-Hiver 2019. Elle possède ce naturel très maternel, un sourire qui ne la quitte jamais, alors qu’elle prête une attention particulière au bien de chacun. Ses codes vestimentaires ne font qu’appuyer un peu plus sa présence et elle devient une cible facile pour les regards. L’été dernier, alors que j’écrivais mon second livre Theorem[a], j’ai demandé à Michèle de définir – ou encore mieux de justifier – ses idées sur le “corps”, l’émotion et la politique dans la mode.
Je ne peux vous cacher que lorsqu’elle a commencé à partager ses pensées, je me suis retrouvé à contempler les choses d’un tout autre point de vue, un qui me permettrait de pousser mes recherches encore plus loin. Contactée à Los Angeles quelques jours avant que la folie ne s’empare de la semaine de la femme Automne 2019, je lui demande de me raconter sa dernière collaboration avec Frederic Heyman pour son film Virtual Embalming avec Isabelle Huppert et Kim Peers. Un témoignage à la glorification du corps digital… Frederic Heyman est un talent des plus incroyables ! Comment a-t’il pu réaliser – et magnifier ainsi mes suggestions et descriptions ? Et nous ne nous sommes jamais rencontrés, son œuvre a été créée d’après mes seuls mots. Virtual Embalming m’a questionnée sur le temps qui passe. Je suis très heureuse que lorsqu’il m’a demandé de partager le texte que j’appréciais le plus, c’est celui d’Etel Adnan qui me soit venu à l’esprit : “Nous avançons vers quelque chose qui n’existe pas. Le voyage est infini, mais le passager ne l’est pas.”
Je lui demande ses motivations et ce qui nous pousse à prendre des risques dans la vie et sa relation avec le temps. La poésie regorge de temps et d’aventures, mille et une nuits ! Tout cela résonne en moi. Mais ma génération pourrait être amenée à disparaitre prochainement – l’avant-dernière – et pourtant je ne le sens pas en moi. Donc il y a bien assez de temps pour prendre des risques (comme vous le dites). J’appellerais cela tout simplement de la curiosité ; la curiosité est ce lien entre les gens. Si je parle de mon “art”, je pense qu’il s’agit d’être intriguée et de se lier avec les gens sur un chemin particulier.
Elle me dit que c’est en lisant une interview de Bob Irwin qu’elle a réalisé cela. Michèle Lamy est connue pour être une source intarissable d’inspiration et de créativité. C’est toujours captivant de la voir s’exprimer, à travers son art, les meubles, la musique et ses performances musicales… C’est comme je l’ai mentionné plus tôt, y compris pour mes performances musicales. Tout est en moi.
Elle évoque son groupe de musique avec une ferveur indéniable. J’ai invité des poètes à m’accompagner sur ce voyage, Langston Hughes comme toujours et maintenant Etel Adnan. Puis j’ai rencontré les musiciens et compositeurs Nico Vascellari et Rocco Rampino. Ma fille Scarlett nous a rejoints et nous avons désormais deux albums à notre actif.
Elle poursuit. J’adore le fait que Rick ait remixé un des titres du premier album Lavascar pour son défilé il y a quelques années de cela.
Elle confie qu’elle est prête à écouter un autre remix de leur deuxième album, qui sera joué jeudi prochain lors du défilé de Rick, son conjoint depuis 29 ans. J’ai vu le reflet de la lune sur toi et je ne voulais pas te réveiller. Je suis fière de faire partie de son défilé et les défilés de mode reflètent bien notre état émotionnel, je suis sûre que c’est tout aussi vrai pour lui. Quel tour de force, tous ces défilés ! De pouvoir exprimer en 10 minutes sur 40 mannequins – toutes ces émotions et tant de messages personnels concernant notre place dans le monde. Et toute cette hype, cette effervescence ; toutes nos images Instagram nous aident, je pense, à ne plus être aussi coincés dans des catégories de genres et de classes. Il y en a tellement ! C’est un bel exemple de mixité ! Nous devons nous séduire l’un et l’autre avec nos corps, notre gestuelle, nos voix et nos habits.
Je lui demande s’il est aisé de rester fidèle à nos valeurs en terme de mode dans un monde qui est autant tenu par la hype et comment Rick apprécie la façon dont elle aime s’habiller. Si je parviens à séduire Rick en portant principalement ses habits ? Suis-je la folle sorcière de la famille ? Ses vêtements sont comme le prolongement de mon corps – tout comme les bagues que je porte et mes doigts peints en noir. Quand je porte du Comme des Garçons, est-ce une menace ou un hommage ?
Nous finissons par parler d’émotion et de l’état de conscience. Elle cite Etel Adnan : “Pour courir après les horizons du Pacifique. Il me faudra une vie infinie !” avant d’ajouter : j’adore découvrir des endroits et y apporter quelque chose. C’est une façon pour moi de sentir que je ne viens pas de l’extérieur. Je pense que c’est la façon la plus simple d’en faire partie, lorsque vous invitez votre personnalité dans un certain cadre ; c’est véritablement un instinct de vie. Je veux découvrir le monde à travers mes performances, mais je veux pouvoir communiquer en même temps ; cette façon de penser pourrait ainsi être un bon passeport. J’aime occuper ces espaces où les gens ne m’attendent pas. J’aime surprendre mais aussi créer quelque chose d’unique au sein d’un cadre qui ne se prête pas forcément au projet.
Photography Mathieu Rainaud
Interview Filep Motwary
All clothes Rick Owens